N°1 L'ÉTRANGER
d'Albert Camus (1942)
Le n° 1 de ce classement des 50 livres du siècle, choisis par le vote de 6 000 Français, n'est pas moi mais je m'en fous, même pas vexé, je serai dans le « Premier Inventaire » du xxie siècle, non ? Non plus ? ?
Il faut souligner que notre grand vainqueur rassurera les paresseux : un roman très court (123 pages en gros caractères). Pas besoin de se fatiguer : on peut donc écrire un chef-d'œuvre sans noircir des milliers de pages comme Proust. Chef-d'œuvre que nous pouvons lire en une demi-heure montre en main. Autre bonne nouvelle : le n° 1 de notre liste est un premier roman. Il s'agit donc d'un premier roman premier. Enfin, mauvaise nouvelle pour les xénophobes : le roman préféré des Français s'intitule L'Étranger.
Il nous narre l'histoire de Meursault, un type décalé qui se fout de tout : sa mère meurt — il s'en fiche; il tue un Arabe sur une plage algérienne — ça lui est égal ; on le condamne à mort — il ne se défend même pas. La célèbre première phrase du livre le montre bien : « Aujourd'hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » Le gars ne sait même pas quel jour sa mère est morte! On ne se rend pas toujours compte d'une chose : tous les losers magnifiques, les meurtriers paumés, les anti-héros désabusés de la littérature contemporaine sont des héritiers de Meursault. Ce sont des Sisyphe heureux, des révoltés pas dupes, des nihilistes optimistes, des naïfs blasés : bref, des paradoxes ambulants qui continuent de respirer malgré l'inutilité de tout.
C'est que, pour Albert Camus (1913-1960), la vie est absurde. Pourquoi tout ça ? A quoi bon ? Pourquoi cette chronique inutile ? N'avez-vous rien de mieux à faire que de lire ce livre? Tout est vanité en ce bas monde (Camus, c'est l'Ecclésiaste chez les pieds-noirs). Cette lucidité taciturne n'a pas empêché Camus d'accepter le Prix Nobel de Littérature en 1957 (à 44 ans, ce qui faisait de lui le plus jeune lauréat après Kipling). Pourquoi? Parce qu'il a résumé son existentialisme en une devise simple : « La vie est d'autant mieux vécue qu'elle n'a pas de sens. » Rien ne rime à rien — et alors ? Et si c'était justement cela, « le bonheur inévitable » ? Contrairement au refus snob de Sartre, 7 ans plus tard, qui confère de l'importance à la récompense, Albert Camus accepte le Nobel précisément parce qu'il s'en moque. On peut se foutre de l'univers, et l'accepter tout de même, voire l'aimer. Ou bien il faut se suicider tout de suite, puisque tel est le seul « problème philosophique vraiment sérieux ».
Même la mort de Camus sera absurde. Bien que tuberculeux, ce play-boy, sosie d'Humphrey Bogart, fut assassiné à 47 ans par un platane en bordure de la Nationale 6, entre Villeblevin et Villeneuve-la-Guyard, avec la complicité de Michel Gallimard et d'une Facel Vega décapotable.
La seule chose qui n'est pas absurde, c'est le style que Camus a inventé : des phrases courtes (« sujet, verbe, complément, point », écrivit Malraux dans sa note de lecture à l'éditeur), une écriture sèche, neutre, au passé composé, qui a fortement influencé tous les auteurs de la seconde moitié du siècle, Nouveau Roman inclus. Ce qui n'interdit pas les images fortes — par exemple, pour décrire les larmes et la sueur sur le visage de Perez : « Elles s'étalaient, se rejoignaient et formaient un vernis d'eau sur ce visage détruit. » Même si on l'a un peu trop étudié à l'école, il faut relire L'Étranger, dont le désespoir ensoleillé, reste, comme dit la publicité pour la Suze, « souvent imité, jamais égalé ». L'humanisme gentil d'Albert Camus peut parfois lasser, mais pas son écriture tranchante.
Au moment de conclure ce dernier inventaire avant liquidation, alors que la fin du monde approche tranquillement et que l'homme organise sa propre disparition en souriant, n'y a-t-il pas une légère ironie à voir Camus s'emparer de la première place (donc la dernière du compte à rebours), lui qui nous a expliqué que le secret du bonheur consistait à s'accommoder de toutes les catastrophes?